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Au coeur des cités interdites de Marseille

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Tenus en coupe réglée par les petits caïds de la drogue, toujours plus violents, les quartiers nord de Marseille souffrent en silence. La paix sociale prime sur l’ordre public. Reportage.

En haut de la colline, on n’a guère le temps d’apprécier la vue sur la rade, pas si lointaine. Le “checkpoint”, à l’entrée de la cité de La Savine, dans les quartiers nord de Marseille, contrôle un par un les visiteurs “extérieurs” : livreurs, médecins, artisans… C’est un passage obligé. Le “douanier” du jour, un jeune homme, torse nu, vêtu uniquement d’un short et de claquettes de plage, est en train de siroter un soda à la paille, à l’ombre d’un parasol.

Un visage inconnu, dans une voiture immatriculée dans un autre département, et voilà qu’il saute de sa chaise en plastique et se met à courir derrière le véhicule. « Eh, eh, toi, là ! Arrête-toi ! » Dans le rétroviseur, il a déjà disparu. Deux cents mètres plus loin, la voiture est rattrapée par deux scooters… Puis bloquée devant une entrée d’immeuble. Impossible de continuer son chemin sans renverser un de ces vigiles du deal de shit.

« Oh, gros ! Pourquoi tu t’es pas arrêté plus haut quand on te l’a demandé ? » Dans cet ensemble HLM plutôt propre, construit au début des années 1970 et récemment rénové, dans le XVe arrondissement, on est prié d’obtempérer. Le conducteur du scooter, un jeune Noir tout en muscles, vient de ranger son talkie-walkie à la ceinture de son bermuda. C’est muni de cet appareil qu’il communiquait avec le premier barrage. L’incident est quasi clos.

« T’es journaliste ? Dégage, on n’a rien à te dire. Allez, fous le camp ! » Impossible de parlementer. Et inutile : à La Savine, on caillasse, on tabasse, on tue même, parfois. La reconduite aux frontières extérieures de la cité s’opère sous cette improbable escorte motorisée, jusqu’au pied de la colline. On se quitterait presque en bons termes.

Car la visite des quartiers nord — plus d’une trentaine sur un territoire qui correspond grosso modo au tiers de la superficie et de la population de Marseille — se passe souvent plus mal. À La Solidarité — surnommée par les locaux “La Soli” —, toujours dans le XVe arrondissement, l’accueil est moins chaleureux, le décor aussi : les façades des immeubles sont davantage abîmées, plus crasseuses également. Le linge pend aux balcons, hérissés d’une multitude de paraboles. Une petite bande de jeunes, assis à un arrêt de bus, lance des cailloux en direction du véhicule. Un projectile rebondit sur le capot d’une autre voiture, posée sans roues sur des parpaings. À la pharmacie du coin, littéralement cernée par les guetteurs, on minimiserait presque : « Ah, tant qu’ils ont l’impression qu’on les laisse faire leur business, ils nous laissent tranquilles ! » C’est pourtant un pan entier de la ville qui est pris en otage, verrouillé de l’intérieur par cette voyoucratie toute-puissante.

Un jeune qui contrôle l’entrée de la cité gagne 100 euros par jour

Habitude, omerta, peur des représailles : les quartiers nord sont taiseux. Dans une boulangerie qui fait face à “La Soli”, la jeune vendeuse a son explication sur ce silence, loin de la faconde méridionale habituelle : « Peuchère, les gens, tant qu’ils habitent ici, ils ne parlent pas, ils ne dénoncent pas… Faut dire que ce sont souvent leurs minots qui font des conneries. »

Les crimes et la délinquance baignent pourtant toujours le nord de la cité phocéenne. Ils s’affichent à longueur des colonnes des faits divers dans la Provence. Les règlements de comptes s’opèrent à balles réelles et de préférence à la kalachnikov, les morts se comptent par dizaines et, pourtant, les habitants veulent donner l’impression que “tout va bien” ou que “tout est exagéré”.

Sur des chaises d’école, un groupe de quatre personnes s’occupant de l’Association sportive La Delorme — dans la cité Bassens, en plein XVe arrondissement — est plus bavard. Le quartier est connu comme un des “plans stup” les plus chauds de Marseille. L’un des plus mortels aussi : trois personnes sont mortes l’année dernière lors d’une fusillade. Un classique.

L’endroit est encore désert. À cette heure matinale, seuls les anciens prennent le café, en face de leur local, non loin de quelques petites maisons mitoyennes qui tranchent avec les barres HLM avoisinantes et à quelques mètres d’un terrain de jeux pour enfants abandonné à la poussière. Non sans quelques réticences, ils consentent à parler : « Valeurs actuelles ? Vous tombez bien, ici, on n’a plus de valeurs ! » Son voisin lui dit de se taire : « Tu vois bien qu’il est là pour dire du mal des cités… » Un « mélenchoniste » — c’est ainsi qu’il se présente d’emblée — se lance : « Va falloir parler du chômage. 40 %, ici ! La vérité, monsieur, c’est que personne n’en a quelque chose à foutre de la jeunesse. Quant aux vieux, ici, ils sont déjà morts. Aucun CDI pour les Arabes, tous discriminés, et on s’étonne qu’ils basculent dans la délinquance… Et puis, vous allez commander, vous, à des jeunes de 16 ans ? »

Les jeunes, justement. Ceux-là mêmes qui contrôlent les accès des principales cités, à raison de 100 euros par jour de “chouf”, vigies travaillant pour des “gérants”, véritables startuppers du marché de la drogue. Combien sont-ils à tenir en coupe réglée les quartiers nord ? Entre les fixes et les ponctuels, ils seraient plusieurs centaines. De vrais petits contrats de travail. Avec certains avantages : tel guetteur obtiendra de se faire livrer sa nourriture. De jour, comme de nuit.

La Castellane, cité où a grandi Zinédine Zidane, ne dort quasiment jamais, surtout en été. Dans ce labyrinthe de béton où survivent quelque 7 000 personnes, les sentinelles sont partout et assurent aux trafiquants un chiffre d’affaires pouvant aller jusqu’à 60 000 euros par jour ! Sur les toits, la nuit, encagoulés, dominent les plus agiles d’entre eux.

Aux abords des rues, sur les trottoirs, ils gardent en main des lampes torches, vautrés dans des canapés crevés et fumant parfois la chicha pour tuer le temps. Défense absolue, là aussi, de pénétrer dans les cages d’escalier où, en plus du deal de drogue, on propose quelques produits d’épicerie : colas, chips, baguettes de pain ! Un univers parallèle où les policiers ont, également, du mal à pénétrer. La moindre incursion des forces de l’ordre et ce sont les “arah”, hurlés à travers les fenêtres d’immeuble, qui retentissent. Un cri emprunté aux fellaghas qui avertissaient ainsi de l’arrivée des militaires français pendant la guerre d’Algérie.

« Quand ils ne mettent pas carrément le feu à des voitures pour faire diversion », témoigne un fonctionnaire du commissariat de la division nord de Marseille. Des policiers qui ne sont pas à armes égales avec les voyous. Véhicules ayant dépassé les 200 000 kilomètres devenus des épaves, sous-effectif qui ne permet pas d’intervenir en sécurité… Leur témoignage se fait anonymement, « pour ne pas se mettre à dos la hiérarchie ». « C’est simple, nous n’intervenons presque plus que pour des différends familiaux… Quand vous interpellez quelqu’un, d’un coup 20 autres personnes débarquent. Nous, on regarde en l’air car on nous jette des rochers et on nous tire dessus au pistolet à plomb. » Inutile de faire du zèle, ce n’est pas bien vu.

Le banditisme d’antan a disparu

Pas étonnant que la plupart des jeunes des cités marseillaises roulent sans casque sur leurs cyclomoteurs : « La direction départementale de la sécurité publique des Bouches-du-Rhône nous interdit de prendre en chasse les gens à deux-roues… Il faut éviter la “saucisse”, c’est-à-dire l’incident. Officiellement, l’administration nous dit que c’est pour nous protéger… On nous explique que la justice ne nous couvrira pas s’il y a un accident. » Résultat : « Les jeunes s’imaginent qu’on les craint. »

Ce sentiment de paralysie, l’ex-major de la Bac (brigade anticriminalité) Gilles Tachon le connaît bien. Ce gaillard de 61 ans, sorte de Serpico local qui a balancé sur les policiers ripoux marseillais en 2012, a procédé au démantèlement, parfois musclé, de plusieurs réseaux de trafic de stupéfiants. Il s’est taillé une réputation de dur à cuire et d’encyclopédie vivante des quartiers nord, où il réside toujours. L’homme est intarissable : « Tenez, ici, c’est là que sont notées les plaques d’immatriculation des véhicules banalisés de police… Ah, j’aurais pu faire guide touristique ici… J’y ai pensé ! » Derrière la bonhomie du personnage, se cache aussi l’exaspération d’un type qui trouve qu’à Marseille, « on veut à tout prix acheter la paix sociale ». « Quand on fait tomber un réseau, les loyers des bailleurs sociaux ne sont pas payés le temps que se remette en place un autre réseau. Si on supprime cette économie parallèle, que reste-t-il ? Quelques allocations. »

La violence, elle, s’est accentuée. Le banditisme à la papa, qui respectait un certain code d’honneur, a disparu. « Avant on se faisait la guerre entre cités. Maintenant on la fait bloc contre bloc, cage d’escalier contre cage d’escalier », note Gilles Tachon. Avec toujours davantage d’horreur… Quand on ne tue pas, il arrive qu’on torture.

« La jeunesse délinquante s’est choisi un modèle : Scarface. Il n’est pas rare qu’on retrouve le poster de ce film dans les chambres des délinquants qui veulent une vie courte, pleine d’adrénaline, avec de la dope et des armes. C’est vrai, il y a un seuil d’acceptation de la violence ici qui n’existe pas ailleurs en France », observe Me Victor Gioia, avocat qui plaide régulièrement pour les victimes des criminels des quartiers nord. « Des victimes de guerre, en fait », souffle le pénaliste. La “guerre” : le mot est souvent employé par les habitants. Une grand-mère, dans une maisonnette près de la cité des Lauriers, se désole que la carcasse d’une petite Citroën, brûlée dix jours auparavant, soit encore dans la rue. « C’est la guerre, ici. Alors, que voulez-vous… On prie pour que les bombes tombent à côté. C’est pas glorieux mais c’est comme ça qu’on survit. Et les politiques s’en foutent ! »

En vacances dans le très chic quartier du Roucas-Blanc, le président de la République n’aura, c’est vrai, quasiment rien vu des quartiers nord. Sinon, peut-être, au travers des vitres fumées de sa voiture. Emmanuel Macron est allé, dans le plus grand secret, s’entraîner plusieurs fois dans la salle de sport du Raid, située dans les locaux du commissariat de la division nord. À l’abri de la presse. Et de la réalité des cités marseillaises.

Source : MetaTv

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