L’engagement du Président de la République et du gouvernement dans la « réforme » de la SNCF soulève de nombreuses questions. Cet engagement a été précédé de la publication du très provocateur « rapport Spinetta » sur l’avenir de la SNCF. Au-delà de la question du « statut », qui est naturellement posée, on ne peut être que surpris, et choqué, par la méthode employée par Emmanuel Macron et Edouard Philippe, qui consiste à opposer une catégorie à une autre (comme on le voit avec la réponse faite par le Président au Salon de l’Agriculture) ou par le recours aux ordonnances. Même si le Président et le Premier-ministre ont pris leurs distances avec le rapport Spinetta, sa philosophie globale continue d’inspirer leurs actions.
L’obsession financière ou la myopie du rapport Spinetta
Le premier point qui ressort des débats sur l’avenir de la SNCF est celui de la dette tant de la SNCF que de RDF (le réseau). Celle-ci est très importante, et elle contraint la SNCF à payer environ 1,5 milliards d’euros par an aux banques. Mais, l’origine de cette dette tient à des choix imposés par les gouvernements à la SNCF et en particulier celui de recourir à un « Partenariat Public-Privé » pour la construction de nouvelles lignes de TGV dans des conditions financières qui ont été véritablement désastreuses. Si la dette accumulée est bien un problème, la responsabilité de cette dernière n’est nullement celle de la SNCF.
Car, la décision du gouvernement de mettre l’essentiel des investissements sur les lignes TGV était elle-même très discutable. Il a fallu attendre l’accident de Brétigny-sur-Orge, le 12 juillet 2013, pour que cette politique d’investissement commence à être remise en cause. Cette politique conduisait à favoriser les classes aisées, les « gagnants de la métropolisation », en leur fournissant un transport efficace et rapide entre les grandes métropoles (Paris, Lyon, Marseille, Lille, Strasbourg, Bordeaux) au détriment de la desserte des lignes secondaires et de la circulation à l’intérieur des métropoles. Il en résulte d’ailleurs une dégradation très significative de la ponctualité pour les transports intra-régionaux. Ainsi, 63% des pertes de temps dues à des retards concernent les voyageurs de la région Île de France[1].
Par ailleurs, si les Français considèrent qu’ils ne sont pas mal lotis en matière d’infrastructures de transport, ceux qui vivent en zone rurale en particulier ont le sentiment d’être “un peu trop loin de tout” et d’avoir été oubliés par les pouvoirs publics.
En mettant l’accent sur la rentabilité financière, le « rapport Spinetta » oublie l’essentiel, ce qui fait d’ailleurs l’essence même des transports publics, c’est la question des externalités positives, décrites par deux économistes britanniques de la fin du XIXème siècle et du début du XXème, Alfred Marshall et Arthur Cecil Pigou. Les externalités peuvent être d’ailleurs tant positives que négatives. C’est le problème de la pollution. Elles renvoient au fait suivant : lors d’une opération économique entre deux agents A et B, si cette opération a des effets sur un troisième agent, que l’on nomme C, et ce sans qu’il y ait transaction monétaire ou ni passation d’une convention d’échange entre A et C ou entre B et C, voire sans intentionnalité de la part de A et de B d’avoir un impact sur C, on dit qu’il y a création d’une externalité. Si l’effet produit s’opère au détriment de C on dira qu’il s’agit d’une externalité négative. Si du fait de la transaction entre A et B, l’agent C voit augmenter son bien-être, sa richesse, ses possibilités d’action, de connaissance, ou encore s’améliorer son environnement, on dit qu’il y a création d’une externalité positive.
Or, il est clair qu’en mettant, du moins théoriquement, à la disposition du plus grand nombre un moyen de transport fiable, efficace et rapide, les chemins de fer ont des externalités positives considérables, en ceci qu’ils permettent le développement d’entreprises et d’activités dans des régions où spontanément elles ne s’installeraient pas sans cela. Pigou, qui était pourtant un libéral, et un économiste qui a maintenu une longue polémique (amicale) avec Keynes, tirait de son raisonnement pourtant la nécessité de dépenses publiques. Il considérait, à juste titre, que là où il y a des externalités (positives ou négatives) l’utilité au niveau de la société ne saurait être égale à la somme des utilités individuelles des agents.
On voit pourquoi opposer « ceux qui prennent le train » à ceux qui ne le prennent pas, ou encore dire, comme le font les ministres de ce gouvernement, que la SNCF coute telle ou telle somme au français est un non-sens économique. Monsieur Spinetta et ces ministres devraient être condamnés à relire trois fois les œuvres de Pigou pour réparation de leurs méconnaissances des mécanismes économiques.
Les externalités en action
Ces externalités sont d’autant plus importantes que le train est, par comparaison à la voiture, un moyen de transport à la fois moins polluant et plus sûr, et qu’il est par rapport à l’avion (sur des distances de moins de 1000 km) un peu plus sûr et toujours moins polluant.
Or, nous constatons deux choses. D’une part les Français passent en moyenne 7h12 à se déplacer selon une enquête réalisée par l’Observatoire européen des mobilités, enquête auprès de plus de 10.000 Européens dans 10 pays, dont 1.000 Français. C’est 2h23 de moins que la moyenne des Européens. Cela montre l’efficacité des transports publics. D’autre part, et cela surprise, la voiture reste le moyen de transport privilégié dans l’Hexagone, et même plus qu’ailleurs : 67% des français (contre 61% pour la moyenne européenne) l’utilisent pour se rendre sur leur lieu de travail ou d’études, 86% (contre 73%) pour aller faire leurs courses alimentaires importantes et 69% (contre 56%) pour emmener leurs enfants à leurs activités quotidiennes. En fait, le train a régressé en part de marché par rapport à la route de 1970 à 2011. Si la part du train reste encore supérieure à ce qu’elle est en Allemagne ou en Grande-Bretagne, elle est très inférieure à ce qu’elle est en Suisse ou au Japon.
Tableau 1
Source: OCDE
De même, pour le transport de marchandises, la part du rail par rapport au camion est passée de 50% à 16%. Or ceci a un coût en termes de pollution mais aussi d’accidents de la route, et ce coût, bien entendu, n’apparaît nullement dans le rapport Spinetta ou d’autres rapports de ce type.
Pourquoi en est-il ainsi ? On peut répondre précisément pour le transport de voyageurs. Pour 43% des Français interrogés – contre 35% pour la moyenne européenne – il est difficile d’utiliser les transports en commun de proximité. Cela résulte d’un mauvais maillage du territoire, de l’abandon de certaines lignes, ou des fréquences de passage qui sont trop faibles. En effet, 48% des personnes interrogées invoquent des destinations mal desservies, tandis que 23% d’entre elles mettent en avant des arrêts de transport en commun trop loin de chez eux et 39% des fréquences de passage trop faibles. Ceci est le résultat de la fermeture des lignes secondaires, une logique que le gouvernement entend poursuivre, mais en la dissimulant. En effet, Edouard Philippe a bine dit qu’il n’était question pour l’instant de supprimer des lignes, mais de les transférer aux régions. Or, ces dernières sont déjà confrontées à des problèmes importants de financement. On voit bien quelle est la logique globale de l’opération.
Ceci met en lumière la dimension de ségrégation sociale, au profit des « grandes métropoles » et de leurs habitants les plus riches, qui se révèle dans cette politique. En effet, 27% des personnes interrogées ont le sentiment d’être “un peu trop loin de tout”. Le chiffre monte même à 46% pour ceux qui habitent en zone rurale. La politique du gouvernement organise bien, directement ou indirectement, la ségrégation des territoires. Mais, elle organise aussi la ségrégation sociale. Ainsi, les jeunes (32% des 18-24 ans) et les personnes aux revenus modestes (26%) sont également les plus concernées[5].
Une politique européenne ?
On doit alors s’interroger sur la responsabilité de l’Union européenne dans cette politique. En mettant en place la concurrence entre les sociétés de chemins de fer, elle accélère, par la logique du profit immédiat, l’ensemble des caractéristiques néfastes des choix des gouvernements depuis ces trente dernières années. Pour que la politique ferroviaire puisse inclure les effets d’externalités que l’on a soulignés, mais aussi pour qu’elle puisse jouer son rôle dans l’aménagement du territoire et le développement équilibré des régions, elle doit être nationale. Mais, de cela, l’UE ne veut plus. Elle se trouve d’ailleurs en contradiction avec elle-même, car si elle incite à cette forme de privatisation du chemin de fer, elle prétend aussi rechercher des modes de transports moins polluants. Comprenne qui pourra ! En fait, c’est bien une hypocrisie manifeste à laquelle nous sommes confrontés.
Chaque région, et on le comprend, verra midi à sa porte. Par ailleurs, les moyens financiers des régions sont limités. Dès lors, ces régions n’auront pas d’autres solutions que de passer du train à l’autocar (bonjour la pollution et les risques d’accidents), ou de réduire encore plus les fréquences de passage. Mais ceci met en place un cercle vicieux. En effet dans un système de transport en réseau, la « demande de transport » (i.e. le nombre potentiel de passagers) est une fonction croissante de l’offre (autrement dit de la fréquence) et non, comme le supposent implicitement tous ces politiques qui n’ont jamais ouvert un ouvrage sur l’économie des transports, l’inverse !
Le modèle économique qui sous-tend la réforme d’Emmanuel Macron et d’Edouard Philippe, et ceci sans même parler de la question du statut des cheminots (qui pourtant s’impose pour les personnels roulants et de maintenance), est un modèle du passé. Car, la concurrence dans le rail a existé au XIXème et au début du XXème siècle. Le développement économique de la France dans années d’après-guerre s’appuyait justement sur une logique d’emblée nationale des transports, logique qui s’appuyait sur le monopole public. En cherchant à briser ce modèle, à imposer sur les lignes à grand trafic une concurrence, quitte à laisser les régions se débrouiller avec leurs lignes en apparence déficitaire, MM Macron et Philippe nous ramènent au XIXème siècle, et cela sous un discours qui ne parle que de progrès et d’avenir.
Rarement on aura vu une telle mauvaise foi, combinée avec un tel mépris pour les règles économiques (comme le principe d’externalité), dominer la politique du pays.