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Hélène Carrère d’Encausse : un autre regard sur la Russie de Poutine

 

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Difficile de trouver en ce moment dans nos médias un commentaire, un mot, une tendance favorable ou au minimum objectif à propos de Poutine.

Vincent Trémolet de Vilers a publié pour le Figaro une longue et passionnante interview d'Hélène Carrère d'Encausse qui offre (enfin) une autre perspective.

Un document un peu long, mais la finesse d'une analyse ne se réduit pas à des slogans médiocres comme nos politiciens nous y habituent trop souvent.

La Russie est-elle encore une démocratie ?

Lorsque nous parlons de démocratie, nous le faisons avec un regard français, forts d’un siècle et demi d’expérience démocratique. La Russie quant à elle n’a connu que deux brèves tentatives de démocratisation : d’abord entre 1860 et 1880, quand Alexandre II a voulu, ayant aboli le servage, créer des pouvoirs locaux, les zemstvos, son assassinat en 1881 y mit fin. Après la révolution de 1905, il y eut l’amorce d’un système de monarchie constitutionnelle, condamné dès 1917 par la révolution. Ce n’est qu’en 1991 que la Russie instaure la démocratie ! Vingt-cinq ans, cela ne pèse pas bien lourd au regard d’une histoire millénaire ! Pourtant, depuis 1993, la Russie s’est dotée d’une Constitution et d’institutions démocratiques. Cette Constitution de 1993 a été rédigée avec l’aide de grands constitutionnalistes français, et Vladimir Poutine s’est refusé à la modifier en 2008 pour pouvoir prétendre à un nouveau mandat en dépit d’un accord populaire réel sur ce point. À partir de là, nous entrons dans un autre débat : celui du fonctionnement des institutions et de la conception de la démocratie des dirigeants. La situation de la Russie est très particulière : l’immensité de l’espace russe (17 millions de kilomètres carrés) fait que la préoccupation première du pouvoir russe est de s’imposer à la totalité de cet espace et d’une population multiethnique et multiculturelle difficile à rassembler.

Le but était d’installer un État fort ?

En arrivant au pouvoir, Poutine a rendu publics ses objectifs prioritaires. D’abord sauver la Russie, telle qu’elle était sortie de la décomposition de l’URSS, et préserver l’État, qui n’existait presque plus, d’un effondrement total. Pour accomplir ces tâches immenses, puis pour reconstruire l’ensemble russe et l’État et les maintenir ensuite, il fallait un pouvoir fort, autoritaire. Un pouvoir se réclamant des valeurs traditionnelles de la Russie, l’idée russe, la puissance, le sens de l’État et la solidarité sociale.

Quels sont les modèles de Poutine ?

Le premier modèle dont il s’est réclamé était Pierre le Grand, l’homme de la volonté d’ouvrir la Russie à l’Occident et d’occidentaliser son pays. C’est ce qu’a essayé de faire Vladimir Poutine jusqu’en 2004. Puis d’autres figures ont gagné en importance dans son discours : Stolypine, premier ministre de Nicolas II, qui fut l’homme de la transformation sociale de la Russie et du développement de la propriété privée ; mais aussi, d’une certaine façon, Alexandre III, qui disait que les meilleurs alliés de la Russie étaient « sa flotte et son armée ». Mais c’est surtout le projet de Pierre le Grand de construire un État russe, et le rêve de puissance, développé par tous les tsars, qui inspirent aujourd’hui Vladimir Poutine. Rappelons qu’il manifeste peu de sympathie pour Lénine dont il n’a même pas inauguré l’exposition lors du centenaire de la révolution. Il se réclame en revanche clairement et toujours du passé impérial.

Est-il nostalgique de l’ère soviétique ?

Il est courant de citer, à ce sujet, la phrase bien connue de Poutine : « Celui qui ne regrette pas l’URSS n’a pas de cœur ; celui qui souhaite son retour n’a pas de tête. » Mais ce n’est pas réellement le système soviétique qu’il regrette, c’est la puissance internationale de son pays et le prestige acquis par son rôle décisif dans la victoire sur le nazisme. Pour le soixante-dixième anniversaire de la fin de la Seconde Guerre mondiale, les chefs d’État occidentaux ont refusé de participer aux commémorations à Moscou, de même que Poutine n’a pas été invité à célébrer la libération d’Auschwitz, qui était pourtant le fait des troupes soviétiques… Cependant on ne peut contester que son premier mandat a été ouvert sur le monde occidental, Vladimir Poutine entendait alors coopérer avec l’Union européenne et il a soutenu la création de quatre espaces de coopération – économie, recherche, justice et sécurité, sécurité extérieure – qui ouvraient de vastes perspectives au développement des relations Europe-Russie. De même, il a envisagé une participation de son pays à l’Otan et, au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, il a spontanément offert son aide aux États-Unis et leur a ouvert des moyens stratégiques de riposte. Mais les révolutions de couleur de 2003-2004 – « révolution de la rose » en Géorgie et orange en Ukraine – ont brisé cet élan. Poutine y a vu une intervention des États-Unis à la périphérie de la Russie et la volonté d’en éloigner des pays de l’ex-URSS. Moscou entre alors dans une période de confrontation dont les projets de coopération Europe-Russie seront victimes.

A-t-il transformé son pays ?

Certainement, même s’il y a des zones d’ombre. À son actif, on peut lui attribuer le mérite d’avoir sauvé l’espace russe de la désagrégation en brisant la rébellion tchétchène, en rétablissant une certaine paix dans le Caucase du Nord et en remettant le contrôle de la région à Kadyrov. Il a restauré partout l’autorité de l’État après l’avoir reconstruit. Il a par ailleurs opéré une centralisation considérable de l’État. Celle-ci commence dès 2000 lorsque Poutine pour l’unifier crée sept « super-gouverneurs » (polpred) qui mettent un terme au pouvoir exorbitant des gouverneurs des 89 régions du pays. Il a ainsi placé sous contrôle ces gouverneurs, dont il a ensuite réduit l’autorité en supprimant leur élection, qui sera rétablie en 2012, mais avec de nombreuses limitations. Notamment les gouverneurs ne siègent plus à l’Assemblée fédérale et n’ont donc plus d’immunité parlementaire. En revanche, Vladimir Poutine n’a pas réussi à réformer l’économie russe, qui a été dépendante de la rente pétrolière jusqu’en 2014. L’économie n’a été réellement ni diversifiée ni modernisée. Enfin, Poutine n’a pas su réduire la corruption, cette vieille tradition russe qui empoisonne le pouvoir et que Medvedev et lui n’ont cessé de dénoncer. La corruption indigne toujours la société russe.

Quelle vision Poutine a-t-il des valeurs de la Russie ?

La question démographique joue un rôle décisif dans ses conceptions morales. Au début des années 2000, la natalité était toujours très basse et la mortalité, notamment masculine, alarmante. L’accent mis alors sur la famille, la mise en place d’une politique nataliste est une réponse à cette urgence, et c’est ce qui explique l’intolérance de Poutine et souvent de la société russe à l’égard des évolutions sociétales occidentales. Ce rejet n’est pas tant le fruit d’une religiosité réelle ou supposée du chef de l’État, mais d’abord d’une nécessité politique. De plus, en matière de valeurs morales et familiales, le système soviétique, c’est-à-dire le Parti, avait toujours prétendu guider les comportements : après 75 ans d’encadrement autoritaire des individus par le système autoritaire, celui-ci s’effondrant brutalement, le pouvoir a considéré que la religion orthodoxe pouvait être comme un substitut permettant de maintenir un certain ordre social et les valeurs dont il se réclame.

Quid de l’opinion publique russe ?

Elle a surtout un souvenir horrifié du chaos des années 1990. Elle est donc obsédée par la volonté de voir préserver la stabilité. Certes chaque Russe est favorable à la démocratie, mais ce qui le préoccupe d’abord, c’est de vivre mieux. Or Poutine s’est donné pour objectif majeur pour son prochain mandat de réduire de moitié la pauvreté, tout en garantissant à ses administrés une stabilité politique. Avec Poutine, les Russes espèrent éviter de nouvelles périodes de chaos.

Quel est son bilan géopolitique ?

En 1999, les Russes pensaient leur pays comme effacé du monde. Les bombardements de la Serbie en 1999 par l’Otan ont accentué ce sentiment, car la seule chose qu’avait conservée la Russie de son statut de super-grand, c’était d’être membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU. Or à l’époque, les bombardements ont été décidés sans consultation de l’ONU pour éviter un veto russe. Poutine en a conclu et il l’a répété que sa mission était de rendre à la Russie son statut. C’est ce qu’il a exprimé en 2007 à la Conférence de Munich où il a dit que désormais la Russie devait accorder la priorité à sa sécurité et à son intérêt national. Et c’est ce qu’il a redit le 1er mars 2018 dans son discours à l’Assemblée fédérale. C’est aussi ce que traduit en 2008 la guerre de Géorgie, qui a permis à Medvedev et à Poutine de donner un coup d’arrêt à l’hypothèse d’une entrée de l’Ukraine et de la Géorgie dans l’Otan, hypothèse inacceptable à la Russie. En Syrie, depuis 2015 Poutine a pris l’initiative, et les bénéfices qu’il en retire pour la Russie sont réels. Les Russes en sont désormais à la troisième manifestation de la démonstration de leur puissance, après la Géorgie en 2008 et le rattachement de la Crimée à la Russie en 2014. En Syrie, ils ont fait la preuve de leurs capacités militaires et démontré qu’il n’y a pas de solution sans eux au Proche-Orient. En sauvant Bachar el-Assad, Poutine inverse le cours des événements et répète que la stabilité des États est l’arme la plus efficace pour freiner les progrès du terrorisme.

Comment Poutine répond-il à la question de l’islam ?

Le pouvoir postsoviétique affiche, dans ce domaine, une réussite remarquable. Les musulmans (environ 15 % de la population de Russie) sont rassemblés dans des régions symboliques, en Tchétchénie, au Nord-Caucase, le long de la Volga, au Tatarstan, qui est véritablement un État musulman prestigieux. Poutine a fait édifier à Moscou « la plus grande mosquée d’Europe », qui rivalise donc avec celle de Saint-Pétersbourg, qualifiée jusqu’à présent de même ! On constate une réelle coopération entre les autorités musulmanes, l’Église orthodoxe et le pouvoir. Enfin, pour l’heure, et malgré la très forte présence à ses abords d’États musulmans agités – Afghanistan notamment – la Russie ne s’inquiète pas de phénomènes extrémistes. Les musulmans sont dans ce pays russes et musulmans, mais surtout citoyens de Russie.

Certains prêtent à Poutine une influence sur les élections occidentales…

Il y a beaucoup de naïvetés sur ce sujet. Pour l’élection française, ce qui est avéré c’est que Poutine a reçu Marine Le Pen et que les banques russes lui ont prêté de l’argent pour sa campagne. Pour le reste, quelles ont été les intentions et l’influence réelle, nul ne le sait vraiment. Ce qui est certain en revanche, c’est que la manipulation des élections dans un pays étranger n’est pas une exclusivité russe. En 1996, les États-Unis ont manipulé la réélection de Boris Eltsine et leurs interventions, ou pressions dans maintes situations électorales ne relèvent pas du secret ! Pour ce qui est de la présidentielle américaine, il est incontestable que Poutine s’inquiétait de l’hostilité de Hillary Clinton, et que Trump lui semblait plus proche des intérêts russes, donc certainement plus souhaitable. Cependant, le résultat final est que la Russie est perçue aux États-Unis comme l’acteur premier de la campagne de Trump, ce qui impose à ce dernier une posture hostile à la Russie et entraîne une sérieuse dégradation de la relation Russie – États-Unis.

Le Royaume-Uni accuse Poutine d’empoisonnements successifs…

Sur la réalité des empoisonnements et des commanditaires, impossible de se prononcer avec certitude et l’on ne pointe en Occident que « la responsabilité quasi certaine » de la Russie. Mais l’URSS avait une tradition remarquable d’empoisonnement des ennemis de l’intérieur et de l’extérieur. Un historien russe a même assuré que Staline avait fait empoisonner la veuve de Lénine. Durant la guerre froide les incidents du type « parapluie bulgare » n’ont pas manqué. Ce passé inspiré par le « laboratoire des poisons » stalinien, et aussi la riche histoire des espions doubles ou triples « retournés », tout particulièrement en Angleterre, John le Carré est à cet égard un excellent témoin, expliquent la sensibilité et la vigilance britannique aujourd’hui sur le thème. La conséquence en est une dégradation spectaculaire des relations russo-occidentales. Pour autant, évoquer à ce sujet une nouvelle guerre froide est excessif. La guerre des « sanctions » n’a rien à voir avec la menace nucléaire d’hier, elle témoigne de crises récurrentes, du malaise des Occidentaux devant la puissance montante d’une Russie qui revendique le droit à une interprétation souveraine de la démocratie.

Y a-t-il une volonté d’établir une hégémonie culturelle russe ?

Dans les années 1990, Eltsine a compté sur une politique d’influence dans les pays de l’ex-Union soviétique pour créer une communauté d’intérêt, à la façon du Commonwealth britannique. Cette politique a complètement échoué. La Communauté des États indépendants n’a qu’une existence réduite, et l’idée d’une zone d’influence postsoviétique à la périphérie de la Russie a périclité. La Russie a aussi essayé de développer un espace de la langue russe, inspiré de la francophonie, sans plus de succès. En revanche, une autre idée, plus récente, est apparue : il s’agit de développer une politique d’influence intellectuelle à travers le monde, étranger historiquement à la Russie. Ainsi l’Institut Pouchkine à Paris est peut-être conçu à Moscou comme une réplique des instituts Goethe dont le prestige et l’influence sont réels.

Comment jugez-vous les relations entre Macron et Poutine ?

L’idée d’engager une politique de la main tendue, ou de réconciliation franco-russe en invitant le président russe à Versailles pour l’exposition consacrée à Pierre le Grand était fort subtile. Pierre le Grand lors de son périple français a réconcilié Paris et Saint-Pétersbourg, mis fin à l’ignorance réciproque des deux pays et ouvert à jamais la Russie à l’Occident et à son influence. Le président Macron a probablement à l’esprit une vision nouvelle de l’Europe. Les États-Unis se consacrent désormais à leurs intérêts propres, « America First » selon le président Trump, et l’Europe est davantage livrée à elle-même. L’Europe va, disait le général de Gaulle, de l’Atlantique à l’Oural, aujourd’hui il dirait de l’Atlantique au Pacifique, car c’est vers l’Asie que le poids géopolitique glisse. La Russie est le lien, le pont entre cette Asie triomphante et l’Europe. Ignorer la Russie, lui tourner le dos signifie pour l’Europe se couper de l’Asie, c’est-à-dire rester à l’écart du grand basculement géopolitique du XXIe siècle. Peut-être faut-il regarder les crises actuelles qui nous opposent à la Russie à la lumière de ce bouleversement. Et aussi juger le pouvoir autoritaire de Poutine non seulement à l’aune de nos critères, mais aussi en prenant en considération l’évolution spectaculaire du pouvoir en Chine, pays vers lequel la Russie tend à se tourner dès lors que l’Occident la repousse

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