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Jean Sévillia: «Emmanuel Macron a une lecture anachronique de la colonisation»

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FIGAROVOX.- En souhaitant «bâtir une nouvelle page» avec les pays africains, Emmanuel Macron a estimé dans une conférence de presse à Abidjan que le colonialisme est «une faute de la République». L’histoire de la colonisation française est-elle si simple?

Sevillia2.jpgJean SÉVILLIA.- Cette expression est d’abord très maladroite sur le plan historique, car affirmer que la République a commis une faute en colonisant l’Afrique est une vision anhistorique, qui consiste à découper l’histoire de France en tranches, selon les régimes. Mais alors, où Emmanuel Macron place-t-il le curseur? Est-ce en 1880, alors que la République hérite déjà à cette époque d’un empire colonial constitué des vieilles colonies de l’Ancien Régime (les Antilles, les comptoirs des Indes, la Réunion, la Guyane...), ainsi que de l’Algérie acquise sous la Restauration et la monarchie de Juillet? Napoléon III avait de son côté colonisé la Nouvelle-Calédonie ; le Second Empire met aussi le pied au Sénégal, au Gabon, à Madagascar, en Cochinchine, au Cambodge... Vient enfin, c’est vrai, la IIIe République: Jules Ferry, dans les années 1870-1880, lance une grande politique coloniale, met la Tunisie sous protectorat, ainsi que le Tonkin et l’Annam en Indochine, puis s’aventure en Afrique, à partir du Sénégal et du Congo... Mais la colonisation n’est pas seulement l’œuvre de la République.

Surtout, le contexte de la colonisation est alors international: la France n’est pas la seule puissance coloniale au XIXe siècle, puisqu’elle est en concurrence avec les Britanniques, les Allemands, les Belges... À la Conférence de Berlin en 1885, les Européens se partagent le continent africain. L’entreprise coloniale est un phénomène de mondialisation: l’Europe est alors en pleine expansion économique, et se donne le droit, avec bonne conscience, d’exercer un droit de puissance sur des civilisations moins développées. Cette bonne conscience est partagée par toutes les puissances européennes. Ce n’est pas le fait de la seule République française.

Adopter un jugement moral comme le fait Emmanuel Macron est donc anachronique. Au XIXe siècle, on a considéré la colonisation comme un phénomène normal, de même que l’emploi de la force dans les relations internationales était tout à fait banal. C’est un projet républicain, d’ailleurs à l’époque la droite, qui a les yeux rivés sur la ligne bleue des Vosges, est plutôt réticente. Mais la vision républicaine de Jules Ferry est une vision géopolitique et économique. Il y a des marchés à conquérir! Et enfin, il y a bien sûr une dimension idéologique, humanitaire: la gauche républicaine pense qu’il faut exporter les droits de l’homme et l’éducation sur d’autres continents.

Il faut dire aussi ce que la colonisation a apporté au continent africain.

Dire que c’est une «erreur» est un point de vue manichéen : l’histoire ne peut souffrir de jugements binaires, car le monde ne se divise jamais parfaitement entre le bien et le mal. La colonisation est évidemment un rapport de force, qui a eu sa part de violences et d’injustices. Mais il faut dire aussi ce qu’elle a apporté au continent africain, sur le plan économique, mais aussi en matière de santé ou d’éducation. Il ne faut pas oublier non plus que l’un des grands motifs de la colonisation au XIXe siècle était d’abolir définitivement l’esclavage, qui déchirait le continent africain depuis des siècles, bien avant l’arrivée des Blancs!

La construction d’une ligne de chemin de fer au Congo a coûté la vie à 17 000 ouvriers noirs employés dans des conditions sanitaires effroyables ; mais cette construction a permis le développement de régions qui autrefois étaient inaccessibles. Le seul pays d’Afrique qui n’ait jamais été vraiment colonisé est l’Éthiopie (mis à part, très brièvement, par Mussolini plus tard : c’est aujourd’hui le pays qui souffre du plus important retard de développement sur tout le continent africain...

Emmanuel Macron parle de «colonialisme», faisant référence à une mentalité ou une idéologie. Justement, aujourd’hui dans les facultés de sciences humaines, les tenants des études «post-coloniales» considèrent que cette mentalité est encore présente et que la France n’a jamais vraiment «guéri» de son passé colonial...

La colonisation, qui continue d’être un grand projet républicain de gauche jusque dans les années 30 et même pendant la guerre et l’immédiat après-guerre, prend fin à partir de 1946 et de la création de l’Union française qui amorce le processus de décolonisation. Mais jusque dans les années 1950, la colonisation n’est toujours pas regardée d’un point de vue moral. Puis, sous la Ve République, la colonisation est un non-sujet, hormis chez quelques nostalgiques, notamment de l’Algérie française.

L’extrême-gauche cherche un substitut à la classe ouvrière qui lui a échappé, et elle le trouve dans les populations issues de la diversité.

Ensuite, en effet, la question coloniale revient sous la vision indigéniste et tiers-mondiste: l’extrême-gauche cherche un substitut à la classe ouvrière qui lui a échappé, et elle le trouve dans les populations issues de la diversité, fussent-elles de nationalité française. Ces gens sont ramenés à leurs origines «ethniques», c’est une vision communautaire de la société française, qui revient à créer une nouvelle dialectique. La «lutte des races» succède à la lutte des classes. Cette vision est gravissime, car elle met à mal la notion de communauté nationale. Les divisions sont même ethnico-religieuses, puisque l’on traite l’islam presque comme une «race», en interdisant toute forme de critique à son endroit. Ce phénomène se nourrit de tout le discours habituel de l’anti-colonialisme: c’est le «sanglot de l’homme blanc», comme l’écrit très justement Pascal Bruckner dès 1983.

Reste que cette vision post-coloniale est tout à fait fantasmatique, car la société française d’aujourd’hui n’est absolument pas organisée selon une stratification sociale post-coloniale. Ces militants anti-racistes prennent la couleur de peau ou l’origine «ethnique» comme un critère de discrimination, et ce faisant raisonnent eux-mêmes de manière raciste, c’est là tout leur paradoxe.

L’histoire de la colonisation française pourra-t-elle à nouveau un jour être abordée de manière apaisée? N’est-ce pas le rôle des historiens de nous y aider?

L’histoire est une œuvre de très longue haleine... L’ennui est qu’il existe dans le monde universitaire un véritable terrorisme intellectuel. Les historiens qui travaillent sur l’histoire coloniale sans être dans une logique d’accusation permanente de la France sont une petite poignée, car le système est fait pour éliminer ceux qui pensent à côté. Ainsi, les chercheurs préfèrent parfois se diriger vers d’autres périodes, car il est très difficile aujourd’hui d’être historien de la colonisation. Daniel Lefeuvre était excellent, mais il est malheureusement décédé il y a quelques années. Il faisait partie des rares universitaires à réaliser un véritable travail de recherche, non pas pour exalter la colonisation, mais pour raconter cette histoire, entremêlée de faces positives et d’autres plus négatives. C’est une histoire complexe, et le combat pour la vérité est extrêmement difficile.

Ce d’autant plus que le débat d’idées est aujourd’hui judiciarisé: on se demande parfois si l’on ne va pas aller devant les tribunaux, pour avoir osé dire qu’il y a des choses positives dans la colonisation française!

Journaliste, écrivain et historien, Jean Sévillia est chroniqueur au Figaro Magazine et membre du conseil scientifique du Figaro Histoire. Il a récemment dirigé l’ouvrage collectif  L’Église en procès. La réponse des historiens(Tallandier/Le Figaro, 2019).

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