Pourquoi il faut lire les
Mémoires de Jean-Marie Le Pen
En près de 500 pages, le fondateur du Front national revient sur son enfance, la résistance, l'Algérie, Suez, de Gaulle et Mitterrand.
Par Saïd Mahrane - LE POINT
Le livre est lourd de son poids (450 pages), comme le dossier de Jean-Marie Le Pen épais de ses condamnations et de ses frasques politiques. Mais enfin, ils sont là, ces Mémoires que beaucoup n'attendaient plus et qui finalement paraissent avec pour titre Le Fils de la nation (éditions Muller). Dans un discours mémorable contre les frontières prononcé à l'Unesco, Jean-Paul II s'était proclamé « fils de la nation » polonaise. Les intentions du mémorialiste qui nous occupe, pupille de la nation, ne sont pas de même nature, on le sait. De Jean-Marie Le Pen on croit d'ailleurs tout savoir, du pire au pire, sans jamais voir ce qu'il y a d'autre chez ce monsieur qui anime notre vie politique, même retiré, depuis plus de 50 ans. Alors, on est comme tourmenté quand, à la lecture de son livre, on en vient à avoir quelque émotion pour ce petit Breton qui, la main dans celle de sa mère, les larmes aux joues, s'en va reconnaître le corps de son père sur la plage de Saint-Gildas-de-Rhuys, après que son embarcation a sauté sur une mine : « Malgré maman, j'ai voulu voir et c'était horrible. Le visage n'est qu'une plaie livide, méconnaissable. » On est pris d'un sentiment étrange parce que rattrapé par cette idée, peut-être injuste, y compris lorsqu'il évoque la disparition de sa mère à 60 ans, victime d'un « collapsus », que Jean-Marie Le Pen est de ces personnages pour lesquels on ne saurait montrer la moindre empathie, car eux-mêmes n'en sont pas capables. C'est bête, en effet. Un fait vaut pour ce qu'il est. Un père qui meurt est un père qui meurt. Gageons que certains liront ces Mémoires avec une répugnance sincère ou surjouée, non pour ce qui y est écrit noir sur blanc, mais pour l'identité de celui qui tient la plume, forcément trempée dans une encre d'un noir maléfique. Qu'importe que ce texte, entamé un jour d'ennui dans le Pacifique, à 47 ans, soit bien composé, par moments lyrique et instructif quant à certaines périodes historiques, il est l'œuvre d'un facho. Dommage... Dommage de passer à côté d'un document aussi important. Car, qu'on le veuille ou non, Le Pen, c'est notre histoire. Dans le futur, un professeur de sciences politiques ferait une faute majeure en occultant l'influence, absolument capitale, du fondateur du FN sur nos esprits et notre représentation de la société. Des générations ont regardé le monde en prenant Le Pen comme un antimodèle. On ne compte plus le nombre de femmes et d'hommes qui se sont engagés en politique contre lui et, plus tard, contre sa descendance. 1984 et son Heure de vérité, 1986 et son entrée à l'Assemblée, 1987 et son « détail », le 21 avril 2002... et des bataillons de militants antiracistes dans les bras du Parti socialiste. Il fait rire ? Il faisait peur.
Raconter l'histoire d'un Breton poussé dans la grande France.
On parle ici d'un homme, maintes fois portraituré par d'autres, avec justesse ou des envies de démolition, né sous la IIIe République et qui a vécu la Seconde Guerre mondiale, combattu en Indochine, en Algérie ; qui a croisé et vilipendé le général de Gaulle – qui lui a d'abord paru... « laid » : « Un héros doit être beau » – et François Mitterrand. C'est cet homme aujourd'hui isolé et déchu qui écrit sa misère et sa splendeur d'hier, ce chansonnier flétri et instruit qui affirme simplement nous « raconter l'histoire d'un Breton poussé dans la grande France ». Ce récit, qui s'interrompt en 1972, est celui d'un nationaliste en construction, tiraillé entre son souhait de devenir père blanc et celui de jouir de la vie. À cette force de la nature s'ajoute un goût pour la lecture, la poésie et des contes antiques, qui lui fourniront esprit et citations au moment de foudroyer l'ennemi politique. En de jolis passages dignes d'un petit manuel d'ethnologie, il nous raconte sa Bretagne rurale, maritime, pauvre. Les liens de la famille y sont puissants, comme le rapport au Ciel. On baigne dans un univers océanique, à la fois envoûtant et dangereux, et dans des mythes ancestraux, où l'on regarde la mort en face. On y retrouve l'ambiance de ces ports peuplés de marins, d'alcooliques et de marlous, comme on en croise dans les livres de Stevenson. Il nous instruit de ce jargon étranger pour qui n'a jamais goûté la « godaille » (le meilleur de la pêche), et soudain, les pages défilant, nous échappe la conscience que c'est Le Pen qui narre cette histoire, la sienne, tant les choses sont parfaitement décrites, avec patience et mélodie, avant, cependant, qu'un paragraphe ou quelques lignes d'où suinte la doctrine bien connue (sur le rap, l'Église, les Arabes, la gauche...) ne viennent interrompre l'élan.
Ni héros ni collabo
Il a écouté Pétain à la radio, il a lu Maurras et s'est accepté tel « un héritier ». Jugez-le, mais c'était le lot de beaucoup de mômes de l'époque. Il révèle avoir fait cinq jours de prison... chez les jésuites, se vante d'avoir participé à un acte de résistance dans le maquis de Saint-Marcel armé de son pistolet 6.35 et rit de ce qui pourrait (selon lui) ressembler à un acte de collaboration en indiquant son chemin à un Allemand. Ni héros ni collabo, horrifié par l'épuration, il avoue avoir été tenté d'intégrer, en 1944, un groupe de résistants... communistes. Sur cette période comme, quelques pages plus loin, sur l'Algérie, les « fact-checkeurs » se feront sans doute une joie de réviser la copie. Entre de Gaulle et lui, on comprend qu'il n'y a pas que des considérations esthétiques ou l'Algérie, il y a aussi Robert Brasillach, son auteur fétiche, capable par ses Poèmes de Fresnes et la tragédie de son sort de lui arracher une larme. En 1945, le général a refusé de le gracier. « Je ne le lui ai pas pardonné. » Le Pen nous donne à voir l'autre partie du décor d'avant Mai-68, le Paris de la Corpo de droit, ses castagneurs (il portait des talons sur des chaussures de foot) et ses dragueurs du Quartier latin, mais aussi celui de Poujade, qui remportait les voix et les cœurs de ce peuple de « vivandiers » des Halles, où se mêlaient dénuement social et nostalgie de l'Algérie. C'était le Paris de Boris Vian, de la revue anti-gaulliste L'Esprit public, des hussards et du copain Roger Nimier, qui tenait la littérature pour un art, et non comme un support de l'existentialisme.
La dernière charge anti-gaulliste d'un opposant qui lui fit face
À 89 ans, Jean-Marie Le Pen, alias le « lieutenant Borniol » pour avoir, lors d'une expédition à Suez, enterré de son propre chef des morts musulmans la tête en direction de La Mecque, couche ses souvenirs et, du début à la fin de ce premier tome, on y devine, outre le désir de clamer ses vérités, une sorte de pamphlet. Un pamphlet contre le général de Gaulle (« un faux grand homme dont le destin fut d'aider la France à devenir petite »), personnage récurrent. Ce livre, qui, soyons clairs, n'est pas de l'acabit des Mémoires de guerre de l'homme du 18 Juin, est la dernière charge anti-gaulliste signée d'un opposant qui lui fit face. Pour le reste, pas de mea culpa ni de révélations à même de bouleverser le regard porté sur lui. Le tome 2, qui inclura les débuts du FN, l'ascension du chef et, plus tard, de sa fille Marine, cédera peut-être lui aussi aux règlements de comptes. Le fils de la nation a de la mémoire. Reste cet aveu : « La politique après tout, ce n'était peut-être pas absolument mon truc. J'étais plutôt, comment dire ? Une vigie, une sentinelle, un lanceur d'alerte [...], un emmerdeur, un prophète ? »
Extraits :
« Mes grands-parents ne savaient pas lire mais surent donner une vie décente à leurs enfants. Ma paysanne de mère était élégante et fière, mon père, patron pêcheur taciturne, avait navigué pendant la Grande guerre, à treize ans, mousse sur un cap-hornier, ces cathédrales de toile et de bois qui affrontaient les quarantièmes rugissants. A la maison, il n’y avait pas l’eau courante mais on aimait sa famille, son pays et Dieu – et la Bretagne aussi, avec ses îles, ses navires. L’instituteur et le curé nous apprenaient à les chanter ensemble. En somme, j’étais un petit Breton heureux dans la grande France.
Puis vint la Seconde guerre mondiale. Le père est mort, la France était blessée, des curés m’ont dégoûté de Dieu. C’est alors que j’ai découvert la folie des hommes, Paris, l’université, l’Indochine, l’Assemblée nationale, l’Algérie. J’eus une épouse et des filles. La vie s’offrait, tantôt magnifique, tantôt désolante. Le petit Breton avait grandi, la France rapetissé. Pour la relever, j’ai choisi le combat politique. »