C’est un nouvelle déflagration dans le milieu très feutré de la magistrature. Face aux soupçons de conflit d’intérêt entourant l’arrêt rendu par la Cour de Cassation dans le litige les opposant à leur employeur, les organisations syndicales représentant les salariés de Wolters Kluwer France (WKF) ont décidé de saisir le Conseil supérieur de la magistrature (CSM), l’organisme chargé de garantir l’indépendance des magistrats, de formuler des propositions de nomination et de prononcer des sanctions disciplinaires.
En février dernier, au terme d’un feuilleton judiciaire de plusieurs années, les juges de la chambre sociale de la Cour de cassation avaient donné raison au groupe néerlandais Wolters Kluwer, propriétaire dans l’Hexagone des publications de Liaisons sociales et de Lamy, contre ses salariés français dans une affaire concernant la participation. Or, comme l’ont révélé Alternatives Economiques et le Canard enchaîné, sur les six juges ayant voté dans cette affaire, trois d’entre eux – dont le président de la chambre sociale, Jean-Yves Frouin – participaient alors régulièrement à des formations ou bien rédigeaient des articles pour le compte de WKF, activités pour lesquelles ils étaient rémunérés. De quoi jeter un doute sur leur impartialité dans cette affaire.
Manque d’impartialité
Face à ces révélations, la Cour de Cassation, par la voix de son premier président Bertrand Louvel, s’était fendue d’un communiqué destiné à éteindre la polémique. Les arguments qu’il y développait faisaient cependant débat jusque chez les juristes spécialistes du droit du travail et n’ont guère convaincu les salariés de WKF. C’est pourquoi leurs organisations syndicales saisissent le CSM.
Selon nos informations, la plainte que le CSM a reçue le 4 juillet demande des sanctions disciplinaires à l’encontre des trois magistrats pour avoir violé les règles déontologiques de leur corporation et le droit à un procès équitable et impartial. A l’appui de cette demande, elle met en avant principalement trois arguments. D’abord, le manque d’impartialité des trois juges incriminés : en raison des liens qu’ils entretenaient avec la société Wolters Kluwer, ils auraient en effet dû demander à « se déporter », c’est-à-dire à ne pas juger cette affaire et être remplacés par d’autres magistrats. En second lieu, il est reproché à ces juges de ne pas avoir respecté leur statut, en travaillant comme salariés sans l’avoir expressément déclaré. Enfin, c’est la décision prise par ces magistrats elle-même qui ne respecterait pas la procédure.
Selon l’ancien président de la chambre sociale, l’arrêt WKF « méconnaît les exigences du procès équitable »
Sur ce dernier point, l’avocat des syndicats de WKF reprend l’argumentation développée par Pierre Sargos, ancien président de la chambre sociale de la Cour de cassation. Dans un article paru le 11 juin dernier dans La Semaine juridique, le prédécesseur de Jean-Yves Frouin estime que l’arrêt rendu en février « méconnaît les exigences du procès équitable ». Le motif invoqué par la Cour pour motiver sa décision (voir plus loin) n’ayant pas été soulevé par Wolters Kluwer lors de son pourvoi, les juges auraient alors dû « inviter les parties à s’expliquer » sur ce « moyen relevé d’office ». Faute de l’avoir fait, les juges ont porté « atteinte aux droits de la défense », juge Pierre Sargos, pour qui cette atteinte est « aggravée par le fait que la cassation est prononcée sans renvoi ». Il existe en effet deux procédures. Lorsque les magistrats de la Cour de cassation se prononcent sur le droit – ils ne tranchent pas le fond d’un litige – , l’affaire est ensuite rejugée par une cour d’appel de renvoi, qui dans la grande majorité des cas, rend une décision conforme à celle de la Haute Cour. Mais les magistrats peuvent aussi rendre un arrêt sans renvoi, décision plus rare qui ferme définitivement la porte à toute contestation.
Pavé dans la mare
Jusqu’ici, les spécialistes du droit du travail ne se risquaient pas à critiquer ouvertement la décision de la Chambre sociale – hormis l’analyse du professeur de droit Gilles Auzéro dans Les Cahiers Sociaux. Ils commentaient encore moins l’attitude des juges, si ce n’est sous couvert d’anonymat. La prise de parole de l’ancien président de la chambre sociale est un pavé dans la mare. D’autant que ce dernier ne se contente pas de désavouer ses pairs sur la forme, mais également sur le fond de la décision.
Le cœur du litige entre l’entreprise et ses salariés porte sur leur participation aux résultats de l’entreprise. A la suite d’un emprunt réalisé par la filiale française auprès de la maison-mère aux Pays-Bas à un taux très élevé, la participation des salariés de WKF, calculée sur le bénéfice net, avait en effet été réduite à néant. La cour d’appel de Versailles en a conclu qu’il y avait eu fraude de la part de l’entreprise. C’est cette décision que la Cour de cassation est venue casser, considérant que le calcul du bénéfice, qui avait été certifié par un commissaire aux comptes, ne pouvait être remis en cause. Quand bien même l’action des syndicats étaient fondée sur la fraude ou l’abus de droit de la part Wolters Kluwers.
La Cour de cassation a rendu un arrêt similaire dans une affaire opposant le groupe Xerox à ses salariés dans l’Hexagone
Pour Pierre Sargos, il ne s’agit rien de moins que « d’un revirement total par rapport à une jurisprudence ininterrompue depuis plusieurs siècles quant à l’application universelle de l’exception de fraude ». Cette règle, selon laquelle l’acte reposant sur une fraude est soit nul, soit inopposable, est apparue dans le droit français au moyen âge et n’avait souffert aucune exception jusqu’ici, rappelle le magistrat. Et de conclure : « On veut espérer que la Cour de cassation aura la sagesse de revenir sur cette régression de l’effectivité du droit ».
Certes, on ne peut que constater une jurisprudence constante – et dure – à l’égard des salariés sur la participation. Le 6 juin dernier, soit quelques jours avant la parution de l’article de Pierre Sargos, la chambre sociale a rendu un arrêt similaire dans une affaire opposant le groupe Xerox à ses salariés dans l’Hexagone. Comme pour Wolters Kluwer France, les salariés de Xerox demandaient le recalcul de la participation. Comme pour Wolters Kluwer, la Cour a opposé une fin de non-recevoir à cette demande, au motif qu’il n’était pas possible de remettre en cause des comptes certifiés par un inspecteur des impôts ou un commissaire aux comptes. Alors que les débats autour de la loi Pacte portent sur une meilleure répartition de la valeur ajoutée, les salariés et leurs représentants attendent une ligne plus progressiste de la part des juges du Quai de l’Horloge. Mais encore une fois, le « cas WKF » est allé plus loin en donnant raison à l’employeur, « quand bien même l’action des syndicats étaient fondée sur la fraude ou l’abus de droit » justifient les magistrats.
Conflit d’intérêt dans le conflit d’intérêt
Reste à savoir quelle suite donnera le Conseil supérieur de la magistrature à la saisine initiée par les syndicats de WKF. Cette procédure devrait cependant plonger le conseil de discipline des magistrats dans une situation inédite. Son président n’est en effet autre que… Bertrand Louvel, le premier président de la Cour de cassation. Il y aurait donc un potentiel conflit d’intérêt dans le conflit d’intérêt ! Autre source d’embarras ou hasard malencontreux du calendrier, le CSM doit proposer fin juillet une nomination au poste de président de la chambre sociale de la Cour de cassation, qui est ensuite soumise au président de la République. Le CSM auditionne en effet les prétendants – dont Jean-Guy Huglo, le doyen de la chambre sociale mis en cause par les syndicats de WKF – à la succession de Jean-Yves Frouin qui cèdera son fauteuil dans les prochaines semaines.
Du côté des salariés de WKF, une chose est sûre pour l’heure, ils ont peu de chances d’obtenir réparation, puisqu’il n’existe dans le système judiciaire français plus aucune voie de recours légale après une cassation sans renvoi.
Les salariés de WKF devraient également saisir la Cour européenne des droits de l’homme
Les salariés de WKF ne devraient pas se contenter de saisir le CSM. Ils ont également l’intention d’ici la rentrée de se tourner vers la Cour européenne des droits de l’homme, qui s’est souvent prononcée sur l’impartialité des magistrats.
La défense des salariés lésés par le montage financier mis en place par Wolters Kluwer devient de plus en plus complexe, du moins en interne. Anne de Haro, déléguée syndicale CGT à Wolters Kluwer France en pointe dans cette lutte, a fait l’objet au printemps d’une procédure de licenciement pour faute grave. Procédure finalement autorisée par l’inspection du travail. Il ne reste aujourd’hui chez WKF plus aucun des syndicalistes qui avaient porté cette affaire devant la justice.
Marc Chevallier 06/07/2018
Alternatives économiques