“Ça montre que notre République est en très mauvaise santé.
Ça pose le problème du vivre ensemble.
Si on s’attaque aux lieux de culte…”
Stéphane Bern, complètement sous le choc de ce nouvel incendie, a répondu à quelques questions de nos confrères du Parisien.
Quelle a été votre première réaction ce samedi matin ?
STÉPHANE BERN : C’est dramatique. J’ai l’impression que le cauchemar recommence, avec la même émotion… Ce qui est encore plus terrible, c’est qu’il s’agit visiblement d’un incendie criminel avec trois départs de feu. Le vitrail d’Anne de Bretagne de 1499 détruit, des tableaux détruits, les grandes orgues détruites… J’ai l’impression de replonger depuis ce matin, 7h44, dans un cauchemar. Je me dis : « Mais quand est-ce qu’on va prendre enfin conscience que le patrimoine doit être protégé, défendu, et doit être une grande cause nationale! »
Le fait qu’il ne s’agisse pas, selon les premiers éléments de l’enquête, d’un accident renforce votre colère…
STÉPHANE BERN : C’est inimaginable, monstrueux. Ça pose question sur la société qu’on est devenu : ça veut dire que plus rien n’a de sens, plus rien n’a de valeur, plus rien n’a d’importance. C’est une forme de nihilisme terrible. Ça montre que notre République est en très mauvaise santé. Ça pose le problème du vivre ensemble. Si on s’attaque aux lieux de culte… (il ne termine pas sa phrase).
HISTOIRE DU GRAND ORGUE DISPARU DANS L'INCENDIE
Le grand orgue : 4 siècles d’une histoire riche et mouvementée au service de la liturgie nantaise.
Dominant majestueusement la nef depuis sa haute tribune érigée en 1620, le grand orgue, auquel on accède par un escalier ne comptant pas moins de …66 marches, est l’œuvre du « facteur » Girardet.
Une évolution instrumentale aussi riche que permanente…
De l’instrument de Girardet, doté à l’origine, en 1621, de 27 jeux (*) à l’instrument que nous connaissons aujourd’hui, fort de 74 jeux, une succession de 5 restaurations dont 2 méritent d’être plus particulièrement soulignées de par l’ampleur de l’impact qu’elles ont eue sur la composition et « l’esthétique musicale » de l’orgue que nous connaissons aujourd’hui.
En 1784, le grand « facteur du Roy » François- Henri Cliquot (1732-1790) à la réputation considérable, achevait une restauration- extension significative portant l’instrument à 49 jeux répartis sur 5 claviers manuels et un pédalier : c’est cette « empreinte Cliquot » qui a donné au grand orgue l’ « esthétique classique» que l’on reconnaît aujourd’hui dès lors que sont interprétées à ses claviers les œuvres des « Grand–maitres » de l’ « Ecole d’Orgue française » de Nivers à Grigny, en passant par Clérambault, Le Bègue ou Marchand.
Près de deux siècles après, en 1970, eut lieu la seconde restauration-extension décisive quant à la « définition esthétique » de l’instrument telle que nous pouvons l’appréhender aujourd’hui.
Œuvre du facteur Joseph Beuchet, cette restauration-extension s’inscrivait dans le cadre d’un projet devant porter le grand orgue à 89 jeux * ce qui en aurait fait un « frère jumeau » de l’orgue de Saint-Etienne-du-Mont, à Paris.
En écho à la touche « classique » de Cliquot, cette restauration-extension, réalisée par la « Manufacture nantaise de « Grandes Orgues Beuchet-Debierre », a apporté une « modernité » tant technique (transmission électrique ,combinaisons ajustables) qu’esthétique (jeux de fonds, mixtures) à l’instrument, autorisant les organistes, à interpréter désormais ,avec un égal bonheur, outre les « classiques » des 17è et 18è siècles, toute la littérature de l’Ecole d’Orgue française des 19è et 20è siècles, de César Franck à Jean-Louis Florentz, en passant par Louis Vierne, Charles Tournemire, Marcel Dupré, Maurice Duruflé et tant d’autres !
Marquée par de nombreux contretemps, dont la réfection des voutes, cette restauration permit au grand orgue de « se reposer » près d’une dizaine d’années puisque, démonté en 1956, le « nouvel instrument », après une première tranche de travaux le portant à 74 jeux réels ¹, ne fut inauguré qu’en novembre 1971. Aujourd’hui encore, le grand orgue reste dans cette configuration, le projet initial du facteur, Joseph Beuchet, n’ayant toujours pas été mené à son terme. Ses 5500 tuyaux ne cessent de chanter la « beauté » avec conviction, mais non sans nuance, en un harmonieux dialogue alternant douceur mystique des pleins jeux et puissance « impressionnante » du « tutti ».
Une histoire très mouvementée.
Le grand orgue, tout au long de ses 4 siècles d’existence, a partagé la vie de la cathédrale et des Nantais.
Rescapé de la révolution, des bombardements et de l’incendie de 1972….
Moins de 5 ans après la réception des travaux effectués par François-Henri Cliquot , la révolution française éclate, avec son cortège d’ « exactions » ! A Nantes même, déjà, certaines orgues sont détruites et la cathédrale transformée en « Temple de la raison » : l’orgue est en grand danger et sera sauvé par…l’organiste de l’époque, Denis Joubert qui en y interprétant la Marseillaise, sut convaincre le Comité révolutionnaire de tout l’intérêt qu’il y aurait à conserver l’instrument pour animer les nombreuses « fêtes révolutionnaires » qui se déroulaient dans la cathédrale : pari gagné !
Une dizaine d’années plus tard, c’était l’explosion de la tour des Espagnols, poudrière du Château-des-Ducs, qui détruisait tous les vitraux et les chapelles de la nef collatérale sud, sans toutefois causer de dommage à l’orgue.
Quelques 150 ans après, ce fut autour des bombardements de menacer le transept sud de l’édifice et le « mobilier » de la cathédrale.
Enfin, dans la nuit du terrible incendie du 28 Janvier 1972, seuls le courage et l’abnégation des compagnons de la « Manufacture Beuchet-Debierre », rappelés de nuit, Joseph Beuchet fils à leur tête, et de l’abbé Félix Moreau, lui aussi présent, agissant en concertation avec les pompiers, permirent de sauver le grand orgue, inauguré deux mois auparavant, après 10 ans de silence.
Des hommes et femmes de talents au service de l’instrument et de la liturgie…
De 1627 à nos jours, parallèlement à la vie propre de l’instrument, c’est une longue chaine humaine de 34 organistes qui se sont succédés à ses claviers pour accompagner la liturgie des offices, soutenant tour à tour le chant des fidèles ou interprétant les œuvres des plus grands maîtres ainsi que les leurs propres.
Outre Denis Joubert, déjà cité pour son à-propos « historique », on peut distinguer dans cette succession d’ « artistes-serviteurs de la louange », pour leur rayonnement national voire international, le chanoine Georges Courtonne, compositeur et pédagogue illustre, qui tint les claviers durant 32 ans ; l’abbé Félix Moreau, son élève, actuel titulaire honoraire, qui lui succéda en 1954, soit soixante ans de service à ce jour, connu, lui aussi, pour ses qualités de professeur et compositeur de pièces liturgiques, notamment pour 2 orgues ; enfin, les actuels co-titulaires Marie-Thérèse Jehan, 1er Prix du CNSM de Paris, Michel Bourcier, 1er Prix d’Analyse musicale du CNSM de Paris et Mickaël Durand, le benjamin, diplômé de ce même CNSM en 2012.
(*) Jeu : ensemble des tuyaux appartenant à une famille de timbre identique, dans une taille donnée : par exemple, « Flûte de 4 », « Bourdon de 8 », l’indice numérique indiquant la hauteur, en « pied », de la partie supérieure du tuyau, au dessus de la bouche, pour la note de « UT grave ».
(1) pour découvrir la composition détaillée des jeux de ces deux instruments se reporter au site internet des « Amis de l’orgue de Loire- Atlantique » ainsi qu’au magnifique ouvrage, « La grâce d’une cathédrale », éditeur « La Nuée Bleue », pages 269 et 275, dans lequel l’abbé Félix Moreau, pour le grand orgue, et Pierre Legal, organologue, pour l’orgue de chœur, content avec érudition et talent l’histoire de ces deux instruments.